Je suis arrivée a Irinjalakuda en bus de Trishur (1h) pour rencontrer Venuji, le directeur du Centre Natana Karaili ( centre de formation et de représentations de Kutiyattam ).Il m’autorise a prendre des photos et vidéos des spectacles et des coulisses et me propose de venir m’installer dans la guesthouse a 5 minutes du centre.
Le Festival commence tout juste . Il a lieu chaque année du 1er au 12 janvier. Cette année c’est déjà le 20eme !
L’entrée est gratuite pour chacune des représentations !
L’objectif étant de promouvoir cet art traditionnel encore mal connu bien que consacré par l’Unesco "chef-d’oeuvre oral et immatériel de l’humanité"
Il n’y a que 8 kuttampallams ( « temples du théâtre » du Kerala) en Inde et les représentations de Kutiyattam y sont très rares. Par ailleurs seuls les hindous peuvent pénétrer dans le temple ( ils sont très a cheval sur cette règle et un étranger sans certificat d’hindouité aura beaucoup de mal a y entrer) .
C’est pour cela que c’est une véritable chance d’assister a ce festival, une des meilleures occasions de voir sur scène de grands artistes de Kutiyattam.
Chaque soir a 18h a lieu une représentation soit de Nangiar Koothu ( solo de Kutiyattam danse uniquement par des femmes, les Nangiars), soit de « Kuttu » (solos masculins) extraits de pièces de Kutiyattam , soit un épisode entier avec plusieurs personnages.
A l’origine les représentations dans les temples s’échelonnaient sur plusieurs jours et l’histoire était découpée en plusieurs séquences pour chaque jour. C’est aussi le cas ici, comme dans une série, on attend le lendemain pour savoir la suite…
A part pour la dernière représentation qui réunit plusieurs comédiens, le public était pas très nombreux ( une petite vingtaine), compose de touristes fans de cet art, de comédiens étrangers et des eleves-danseurs des environs. Pour la partie finale on devait être 80- 100 (beaucoup d’indiens)
L’histoire du spectacle auquel j’ai assiste : Srirama’s Nirvahana
C’est l’histoire de Rama qui a été envoye vivre dans la foret avec sa femme, Sita, pour ne pas faire d’ombre a l’un de ses frères devenu roi. Suparnakha, une démone qui cherche un mari est tombée amoureuse de Rama. Pour le séduire elle a pris l’apparence d’une très belle femme. Mais Rama est déjà marie, il la rejette et l’envoie vers son petit frère Lakshmana .Ce dernier a son tour la rejette car il trouve qu’une telle beauté est suspecte. Il lui dit qu’il ne veut pas se marier, qu’il mène une vie d’ ascete.Suparnaka retourne voir Rama et lui dit qu’elle veut quand même être auprès de lui, même en étant sa servante. Mais Rama lui dit d’essayer une nouvelle fois avec Lakshmana. La demone, rejetée, se met en colère et enlève le petit frère. Lakshmana arrive à se défendre et la punit en lui coupant le nez et les oreilles.
La scène et les coulisses :
On arrive le soir, à la tombée de la nuit et on s’installe dans cette salle de théâtre du Natana Karaili. C’est un espace ouvert, chaleureux, tout en bois, recouvert d’un toit. Au sol il y a des nattes ou on peut s’installer, sinon des chaises sont disposées derriere.La scène n’est pas très grande ( 4m de long et 3 de profondeur ?), il n’y a pas de rideaux ( un carre de soie sera tendu par deux jeunes hommes avant le début de la représentation). Elle est éclairée par une lampe a huile a 3 mèches et de deux petits projecteurs suspendus dans des pots de fleurs en terre.
Etape très importante pour le public : plein de petits serpentins anti- moustiques sont disposes. A cette heure c’est de la folie furieuse. Mieux vaut en plus prévoir son propre spray si on veut éviter de se faire dévorer !
Au fond de la scène des rideaux noirs donnent sur les coulisses. La, 2 heures avant le spectacle les comédiens se retrouvent et se préparent. Il y règne une concentration, un recueillement extrême, un silence total. Personne ne parle.Les comédiens sont assis en tailleurs sur des tapis autour d’une lampe a huile (il ne faut surtout pas passer entre eux et cette lampe), au centre sont disposes des petits récipients avec le maquillage, leurs petits batons-pinceaux. Ils commencent par se signer en direction de la lampe, ce sont des gestes très précis et répétés ( se touche les oreilles, croise les bras, mains vers la lampe). Une fois ce rituel effectue ils commencent a se maquiller. Le costume sera la dernière étape. Pour l’instant ils sont habilles en sari blancs pour les femmes et en dhodies blanc pour les hommes.
Chacun se maquille soi même, en ne quittant pas des yeux son petit miroir personnel. Comme pour le Kathakali les héros et démons ont un maquillage en relief ( contour du visage élargi avec des ornements de papier). Pour cela, ils s’allongent et un maquilleur achève leur transformation en être extraordinaire.
Les coulisses sont vraiment un lieu particulier, les comédiens ne sont plus vraiment des hommes et pas encore les personnages. Une véritable transformation s’y opère .
La représentation :
Il n’y a pas de Kutiyattam sans orchestre. Celui-ci se compose de 3 percussionnistes : il a 2 mizhavus ( espèce de grosse jarre de cuivre dont l’embouchure est couverte d’une peau) et un eddaka ( tambour qui ressemble à un sablier et est tenu en bandoulière .
Cote jardin, 2 chanteuses qui rythment l’action en frappant des cymbales.
Quand il n’y a qu’un personnage sur scène on parle de solo ou « kuttu ». Les représentations de kuttu que j’ai vues duraient 2h30 environ.
Le comédien interprète tour a tour les différents personnages. Pour nous indiquer le passage de Sita a Rama il abaisse un pan de sa jupe, pour passer de Rama a Lakshmana il noue son echarpe-ceinture de façon différente. Durant cette transition d’un personnage à l’autre le comédien reste extrêmement investi du dernier personnage. Il n’y a pas un seul moment ou il sort du jeu et ou on apercoit le comédien. On passe d’un personnage à l’autre en toute fluidité.
Pour annoncer que le personnage voit quelque chose, et avant de décrire ce qu’il voit, le comédien fait un signe clair qui veut dire « voir »( 2 doigts de chaque main à cote de chaque œil)
Il nous exprime non seulement ce que le personnage ressent (colère, amour) ou dit (la parole est alors reconstituée grâce aux mudras, mouvements des mains), mais aussi ce qu’il voit. Dans ces solos, le comédien ne s’exprime pas avec sa voix mais uniquement avec son corps. A cote, par contre, il y a deux chanteuses dont les chants décrivent l’action ou la parole du personnage.
Le premier solo que j’ai vu était particulièrement intéressant malgré le fait que je ne savais pas du tout quelle était l’histoire ! On arrivait à ressentir les émotions du personnage et surtout j’étais subjuguée par ses yeux et son regard. La technique oculaire est très développée dans le Kutiyattam. D’ailleurs Venuji me dira qu’il a consacre 3 ans exclusivement a la faire progresser (il parait qu’il peut les emplir de vent : volume d’air concentre dans les pupilles !). Avec le regard on découvre l’investissement émotionnel de l’acteur. Comme me l’a fait remarque Venuji cet investissement est très important, très profond, sans comparaison avec un comédien de Kathakali.
Le second solo m’a moins plu car alors que je connaissais l’histoire (on nous a résume le texte sanscrit en anglais) j’ai eu du mal a me raccrocher a quelque chose de concret. L’extrait en question était très narratif et sans action. Alors que le Kutiyattam peut faire appelle à un jeu de l’ordre de la pantomime ou a quelque chose de plus émotionnel, ici le comédien effectuait surtout une succession de mudras. Il nous narrait une histoire avec ce langage des mains qu’on ne peut pas comprendre si on ne le connaît pas ! Il y a 24 signes de doigts qui selon leur combinaison ou leur accompagnement d’un mouvement du corps forment des mots et donc un veritable langage. Ce fut donc une expérience esthétique mais sans plus.
Mais cela n’enlève rien a la prestation technique toujours très impressionnante.
La représentation de la partie finale regroupant tous les comédiens était stupéfiante. Très longue elle a dure 4 ou 5 heures ( je n’ai pas fait attention). La particularité de cette histoire est quelle fait intervenir le personnage de la femme ensanglantée qui est très impressionnant.
Il s’agit de la démone, une fois qu’elle s’est fait couper le nez et les oreilles. On demande au public de s’écarter sur le cote de façon a laisser un large passage menant a la scène Et la , accompagnée de flambeaux, avec des cris de douleurs et de rage assez terribles, apparaît la démone enveloppée d’un tissu complètement ensanglanté ( ça dégouline par terre, ça se projette un peu partout) qui ressemble a des lambeaux de chaire. Son visage est lui aussi couvert de sang et de lambeaux. L’effet recherche est atteint, je suis écœurée a sa vue, j’ai du mal a la regarder !
Dans ce jeu collectif la narration est prise en charge par les chanteuses. Mais les comédiens en plus de traduire en gestes certains de ces dialogues chantes prennent par moment eux-mêmes en charge le dialogue en chantant. Leur art devient total.
Ce qui est assez amusant a constater c’est que quand un comédien joue/parle, ses partenaires a cote ne bougent plus. Ils sont en position d’écoute mais ne doivent pas parasiter le jeu en cours. Selon Venuji c’est essentiel, le Kutiyattam est un art individuel ( ?!) , cela permet de se concentrer sur le visage et le corps de celui qui parle. C’est vrai qu’il y a déjà tant de choses a y voir.
Ils ne jouent pas ensemble au sens ou on l’entend en France ( réactions, interactions, échange de regards…) mais dans leur écoute immobile et silencieuse les personnages continuent d’exister.
Kapila, la fille de Venuji, était superbe. On sentait toute sa tristesse, son inquiétude, sa pitié. Et quand elle s’est mise a faire trembler ces lèvres ça m’a fait monter les larmes aux yeux. Par contre elle a une voix toute fluette, ce qui surprend au départ. Je me demande si elle porterait sur un théâtre parisien…
A noter aussi la présence d’un tout jeune comédien Ammannur Madhav, qui ne doit pas avoir plus de12 ans et qui était formidable ( un mini héro). Il a eu d’un trou a un moment, il s’est fait dépassé par la musique. Une petite moue, un petit signe aux musiciens et il s’est repris. Il ne faut pas oublier qu’il a encore une dizaine d’année de formation devant lui !
Ah oui, quelque chose m’a un peu déroutée dans le déroulement de la représentation : a plusieurs reprises, en plein milieu d’une scène, alors que les personnages sont en pleine action, un homme vient remettre de l’huile dans la lampe, ajuster les mèches.
Les comédiens :
Ce n’est que depuis les annees 50 que toutes les castes ont acces a ce metier et que les femmes peuvent jouer les personnages feminins. Auparavant les personnages feminins quand ils etaient important pour l’histoire etaient representes par une lampe ou un anneau.
1er jour : Ammannur Rajaneesh Chakyar. Un comédien unique nous raconte le début de l’histoire. Il joue tous les personnages, nous montre ce qu’ils voient, ce qui se passe.
2eme jour : Pothiyil Renjith Chakyar. Toujours un comédien unique prend en charge la suite de l’histoire.
3 eme jour : Tous les personnages de l’histoire sont joue par un comédien
Rama : Sooraj Nambiar
Sita : Kapila
Lalitha (apparence féminine du démon) : Aparna Nangiar
Lakshmana : Ammannur Madhav
Suparnakha : Ammannur Rajaneesh Chakyar
PS: la mention de Chakyar ou Nangiar a la suite du nom indique que les comédiens appartiennent a la caste des artistes de Kutiyattam.